Energie, écologie et agricultureLes réacteurs à neutrons rapides en France, ou comment l’État français saute du train qu’il a lui-même mis en marche

21 mai 2021
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Kevin Gautier, Laurent Gauthier

Cet article vise à faire un rapide historique de la filière des Réacteurs à neutrons rapides (ou RNR) en France, en montrant comment les réussites de la France en matière de recherche dans le domaine ont été tragiquement sacrifiées au moment où leurs résultats allaient commencer à pouvoir être exploités à l’échelle industrielle, et en proposant le renouveau de ce projet.

Un réacteur à neutrons rapides, qu’est-ce que c’est?

En 2000, le forum international Generation IV, issu du département de l’énergie américain, est créé afin de coordonner les efforts internationaux de recherche visant à développer des réacteurs nucléaires dits “de 4e génération”. Ces réacteurs sont censés répondre à un certain nombre de défis comme le fait de minimiser les ressources utilisées, ou encore de limiter la production de déchets nucléaires. En 2002, six projets sont sélectionnés par cet organisme de coopération internationale, dont trois sont des réacteurs à neutrons rapides. De quoi s’agit-il?

Les réacteurs à neutrons rapides permettent donc d’augmenter considérablement l’énergie dégagée par une même quantité d’uranium d’un facteur de 50 à 100, tout en limitant considérablement les déchets nucléaires produits

Les réacteurs utilisés actuellement (même ceux de 3e génération comme l’EPR) utilisent pour fournir de l’énergie la fission de l’uranium 235, qui est un noyau atomique dit “fissile”. Problème, celui-ci ne correspond qu’à 0,7% de l’uranium naturel, le reste étant principalement constitué d’uranium 238, non exploitable avec la technologie des réacteurs actuels, et nécessitant donc un pré-traitement d’enrichissement. Le principe des réacteurs à neutrons rapides est d’utiliser ces neutrons rapides, en particulier leur propriété de transformer l’uranium 238, non-fissile, en un noyau de plutonium 239, qui lui est fissile : le réacteur peut ainsi être réglé pour produire en sortie plus de noyaux fissiles que ceux qui y ont été introduits, c’est le principe de la surgénération. Ainsi, l’uranium 238 devient une source d’énergie et non un déchet et peut donc lui aussi dégager de grandes quantités d’énergie par réaction de fission. Le plutonium 239 qui est produit dans ce type de réacteur, peut être utilisé en entrée d’un nouveau cycle dans un réacteur à neutrons rapides, ou dans un réacteur de 3e génération sous la forme de combustibles mixtes en oxydes : ce sont les combustibles MOx (Mélanges d’Oxydes). Les réacteurs à neutrons rapides permettent donc d’augmenter considérablement l’énergie dégagée par une même quantité d’uranium d’un facteur de 50 à 100, tout en limitant considérablement les déchets nucléaires produits, en particulier les actinides mineurs qui ont une durée de vie longue. Avec les RNR, les déchets restants retrouveraient le niveau de radioactivité de l’uranium naturel au bout de seulement 300 ans contre environ 200000 années pour un stockage direct (plutonium, actinides mineurs et autres produits de fission). De plus, une partie importante des actuels déchets nucléaires produits ces dernières décennies pourrait être réutilisée comme ressource dans le fonctionnement de ces nouveaux réacteurs, ce qui rendrait la France indépendante dans l’approvisionnement de sa filière nucléaire, et ce à très long terme.

Rapsodie, Phénix et Superphénix, les premiers prototypes

Les réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium (RNR – Na) sont une histoire ancienne en France. Dès 1958, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) lance le projet d’un petit réacteur nucléaire expérimental (d’une puissance de 20, puis 40 MW) fonctionnant sur le principe d’un RNR. Baptisé Rapsodie, celui-ci va produire entre 1967 et 1983 de la chaleur (mais pas encore d’électricité car ce n’était pas alors le but recherché) à partir de la fission de plutonium.

Une partie des choix faits dans ce projet vont être réutilisés pour construire un 2e réacteur – cette fois électrogène – nommé Phénix en raison de sa capacité à “régénérer” des matières inutilisables, comme l’uranium 238, pour dégager de l’énergie selon le principe évoqué ci-dessus. En 1973, après 5 ans de travaux, Phénix fonctionne, et il ne s’arrêtera qu’en 2009 après avoir produit près de 256 TWh. L’étude de son fonctionnement et de ses défauts permettra un important retour d’expérience pour la réalisation de l’étape suivante dans le développement de la filière française des RNR – Na (qualifiés ainsi car ils utilisent le sodium comme fluide caloporteur).

Dès 1974, une société regroupant EDF et deux électriciens italien et allemand est créée pour piloter la construction et l’exploitation d’un réacteur à neutrons rapides d’échelle industrielle à Creys-Malville en Isère. Il s’agit alors du plus puissant réacteur électrogène du monde.

Dès 1974, soit un an à peine après le démarrage du réacteur Phénix, une société regroupant EDF et deux électriciens italien (ENEL) et allemand (RWE) est créée pour piloter la construction et l’exploitation d’un réacteur à neutrons rapides d’échelle industrielle, d’une puissance de 1240 MW à Creys-Malville en Isère. Il s’agit alors du plus puissant réacteur électrogène du monde. En 1985, le “découplage” a lieu: Superphénix commence sa production d’électricité. Selon le CEA, pendant sa dizaine d’années de fonctionnement, “le nombre d’incidents aura été extrêmement faible pour un réacteur de cette taille”. En 1996, soit l’année précédant l’arrêt définitif du réacteur, Superphénix produit 3,4 TWh d’électricité, avec un taux de disponibilité de 95%, ce qui constitue une excellente performance.

Pourtant, la contestation de ce projet finira par en avoir sa peau. Démarré par des associations écologistes et antinucléaires, ce conflit parfois violent (en 1982, une roquette est tirée sur le chantier du réacteur, sans conséquences heureusement) occasionnera de nombreux arrêts administratifs. La centrale passera ainsi près de la moitié de sa durée de vie dans l’attente de l’autorisation de démarrer. En 1997, la gauche plurielle au pouvoir obtiendra l’enterrement immédiat et définitif du projet, entraînant un premier gâchis financier. En effet, il faudra rembourser les partenaires européens du projet à hauteur de leur investissement initial (13 milliards de francs) et se passer d’un coeur construit mais non utilisé (2 milliards de francs).

Astrid, le coup de grâce

En 2006, c’est Jacques Chirac qui relance la filière RNR – Na en demandant au CEA de travailler à un nouveau prototype. Le CEA propose alors la construction d’ASTRID, pour Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration, qui doit permettre de démontrer la possibilité d’un passage au stade industriel de la filière RNR – Na. En 2009, Nicolas Sarkozy, dans le cadre du Programme des investissements d’avenir (PIA), accorde une subvention de 651,6 millions d’euros au projet. En 2010, la phase d’avant-projet est terminée et le projet est sur les rails. En 2014, le Premier ministre japonais Shinzo Abe signe un accord de coopération avec la France prévoyant l’implication du Japon dans le développement d’Astrid.

Mais après l’accident de Fukushima, l’ambiance n’est pas très favorable au nucléaire. En 2018, suite à des restrictions budgétaires, le CEA propose de diviser par 3 à 6 la puissance d’Astrid. En août 2019, on apprend que le projet est reporté et que le CEA étudie plutôt son lancement dans la 2e moitié du siècle. Les raisons sont d’abord financières. Selon Le Monde, 738 millions d’euros avaient déjà été investis fin 2017 mais le coût total du projet était estimé entre 5 et 10 milliards d’euros. En parallèle, le réacteur de recherches Jules Horowitz du CEA a vu sa facture exploser de 500 millions à 2,5 milliards d’euros. D’autre part, une des raisons avancées est le faible coût de l’uranium, qui rend le principe de surgénération peu rentable. En effet, dans un réacteur nucléaire comme ceux que nous avons en France, la ressource utilisée ne constitue qu’une faible part du coût total de l’électricité produite (autour de 5%), l’essentiel des coûts résidant dans l’amortissement de l’investissement initial. Le prix de l’uranium influe donc peu sur la rentabilité des projets menés.

Bilan et propositions

Dans un demi-siècle, quand l’uranium commencera à se raréfier, nul doute qu’un grand nombre de pays sera intéressé par l’acquisition de centrales nucléaires si avantageuses. Allons-nous laisser les Russes et les Chinois seuls dans cette aventure industrielle, leur octroyant tous les bénéfices lorsque ces réacteurs seront au point?

La filière des Réacteurs à neutrons rapides est la plus prometteuse pour le nucléaire du futur, et sa variante à caloporteur sodium est la plus mature industriellement – cela tombe bien, c’est celle développée récemment par la France. Cette technologie permet de gérer à la fois le problème de la rareté à venir de l’uranium (au rythme actuel de consommation mondiale, nous aurons épuisé les ressources dans moins d’un siècle) et celui du volume et de la dangerosité des déchets nucléaires. Il est vrai que l’apport de ces RNR – Na n’est pas indispensable dans le contexte actuel, au vu du prix et des réserves restantes d’uranium. Mais c’est ignorer que ce type de projets possède une durée importante et incompressible de réalisation, liée à l’amélioration continue en recherche et développement (R&D), au temps nécessaire à la formation de compétences rares et complexes, et ensuite à la réalisation du projet, tous ces éléments permettant de ne pas reproduire les erreurs des trois RNR-Na de l’histoire du nucléaire français. Cette durée est de l’ordre d’une trentaine d’années entre les premiers dessins et la production d’un réacteur à l’échelle industrielle. Or, dans un demi-siècle, quand l’uranium commencera à se raréfier, nul doute qu’un grand nombre de pays sera intéressé par l’acquisition de centrales nucléaires si avantageuses. Allons-nous laisser les Russes et les Chinois seuls dans cette aventure industrielle, leur octroyant tous les bénéfices lorsque ces réacteurs seront au point?

En repoussant le programme Astrid, “dont le déploiement n’est pas envisagé avant la deuxième moitié de ce siècle”, nous perdons ainsi près de 30 années de R&D et de maintien de savoir-faire. Le gouvernement dit que ce savoir faire ne sera pas perdu car l’étude de prototypes sera poursuivie, mais qui peut croire que nous sommes capables de faire des progrès et même de maintenir les compétences nécessaires à la réalisation d’un tel projet sans réalisation physique, c’est-à-dire sans construction de réacteurs?

Il faut donc relancer le programme Astrid, quitte à le développer en coopération avec d’autres puissances industrielles européennes comme la Grande-Bretagne, qui est aujourd’hui ouverte à toute solution énergétique permettant de diminuer sa contribution au changement climatique. Le financement de ces nouvelles recherches serait assuré par un arrêt des subventions aux énergies éolienne et photovoltaïque, qui mobilisent des montants faramineux pour une efficacité quasi-nulle dans la lutte contre les émissions de CO2.

En attendant, le passage vers un parc nucléaire préservant les ressources naturelles ne peut se faire en un jour, ni même en 10 ans. Ce passage doit nécessairement s’effectuer par la voie de l’EPR dans un premier temps, car les prévisions des scénarios vers un parc ne possédant que 5% en puissance de RNR donnent déjà des dates allant jusqu’en 2050-2060. Stimulons la fillière nucléaire française avant qu’il ne soit trop tard, notre avenir énergétique en dépend!

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